Première période, Laurent salarié (1994–2000)

Rédigé d’après l’interview de Lau­rent Mes­sager dit « Lolo », menée par Michel Sour­get et Dom Ces­bron le 1er Févri­er 2019 de 10h30 à 11h30, puis le 9 Févri­er de 10h15 à 11h.

Première période, Laurent salarié (1994 – 2000)

Au 8 rue du Port-au-vin à Nantes se trou­ve un immeu­ble com­prenant un bar au rez-de-chaussée sur un niveau de cave, qua­tre étages et combles. Le pre­mier étage con­stitue la salle annexe du bistrot, acces­si­ble par un escalier en col­i­maçon en fond de bar. Les trois autres étages + combles sont occupés par trois loge­ments dis­tribués par une porte et un couloir d’entrée menant à l’escalier prin­ci­pal de dis­tri­b­u­tion. La porte d’en­trée est à droite de la devan­ture de l’établissement (descrip­tif de 2009).

Lau­rent con­naît cet endroit depuis les années 80 où il venait aider à la fri­terie (com­merce voisin du bistrot). Il y ren­con­tre Jean-Michel Mus­sard, salarié de la fri­terie. Ce dernier reprend ce com­merce en 84/85 et con­tin­ue à embauch­er ponctuelle­ment Lau­rent au ser­vice friterie.

Cette sand­wicherie est l’un des pre­miers com­merces de bouche dans le cen­tre-ville de Nantes.

Tout commence au Macatia

Ce n’est qu’un comp­toir de 2m50, ouvert sur la « rue étroite » du Port-au-vin, au n°10, rue sans soleil et en marge de l’axe prin­ci­pal place du Com­merce / place Royale. Mal éclairé la nuit, ce pas­sage voué aux pié­tons est bor­dé de murs aveu­gles, de portes d’im­meubles. Seules façades vivantes, le bar la Per­le et la fri­terie ani­ment la ruelle. La sand­wicherie « Le Maca­tia » fonc­tionne très bien. Le flot de clients, maîtrisé par la voix de sten­tor de Jean-Michel lançant les com­man­des de sand­wichs et autres “croque” com­posés de divers­es vian­des et sauces, rem­plit ce couloir de 11h le matin à 1h du matin. Hommes, femmes et familles de tous types et hori­zons soci­aux, employé·es des com­merces du quarti­er, travailleur·ses du bâti­ment, étudiant·es, lycéen·nes, cha­lands et touristes en bal­lade, groupes et soli­taires se côtoient, se pressent, se frô­lent dans cet espace exigu, en toute bonhomie.

Un café à l’ancienne, où l’on boit des chopines

En 1993, Lau­rent, alors au chô­mage, est con­tac­té par Jean-Michel pour acheter le bistrot voisin, oppor­tu­nité à saisir rapi­de­ment car Miche­line Tétard, pro­prié­taire des lieux âgée de 70 ans, vient de per­dre son fils et asso­cié, M. Viv­ion. Dans cette sit­u­a­tion douloureuse, elle ne peut con­tin­uer son activ­ité seule. Le lieu est som­bre et ancien, refer­mé sur lui-même, seul·es habitué·es ou égaré·es pénètrent dans ce bar d’un autre âge. C’est un café de quarti­er à l’an­ci­enne, où l’on boit une chopine ou une fil­lette de vin le plus sou­vent, un petit verre de Guig­no­let, de Cin­zano ou de Suze à l’apéro. Bistrot de jour fer­mé à 20 h, où l’on peut con­som­mer un plat famil­ial une à deux fois par semaine. Mais Jean-Michel y voit un abri pour les clients de la fri­terie, une annexe du Maca­tia. Lau­rent étudie un plan de finance­ment en famille, mais tarde à don­ner une réponse, un peu dépassé par l’ur­gence et la somme d’in­ter­ro­ga­tions per­son­nelles posées par ce change­ment de vie rad­i­cal. Le 27 décem­bre 1993, Jean-Michel annonce à Lau­rent l’achat par sa société du fonds de com­merce à Miche­line Tétard et la sig­na­ture de reprise du bail com­mer­cial de l’im­meu­ble 8 rue du Port-au-vin, café hôtel, avec le pro­prié­taire des murs, une mutuelle des Com­pagnons du Devoir, sous réserve de ne faire fruc­ti­fi­er que le café (la par­tie hôtel­lerie n’é­tant plus exploitée depuis les années 70).

Incom­préhen­sion et sur­prise : « Je t’ai acheté ton out­il de tra­vail, je t’embauche pour t’en occu­per dans le but pre­mier de pay­er les charges et ton salaire, je te le mets en ordre de marche ! ».

Le 17 Jan­vi­er 1994 La Per­le «nou­velle for­mule» rou­vre, Lau­rent devient barman.

Grâce à la générosité de Jean-Michel, Lau­rent, avec l’ac­cord de sa femme et mal­gré le temps con­sacré à sa fille, com­mence un tra­vail qui, bien que chronophage et com­plexe, devient une occu­pa­tion pas­sion­nelle qui dur­era plus de vingt ans et évoluera, créant ain­si La Per­le d’aujourd’hui.

La découverte d’un métier

En cra­vate, chemise et petit gilet, Lau­rent prend son poste à 7h30 pour les cafés du matin. Pre­mier client : le ban­quier qui a accordé le lourd prêt de 700 000 francs pour l’achat du fond. Il souhaite du courage au nou­veau bar­man pour cette aven­ture quelque peu titanesque. Mais l’op­ti­misme est là et la volon­té de bien faire aus­si. L’apprentissage de nou­velles pra­tiques, le tal­ent naturel de Lau­rent pour le con­tact humain font de cette péri­ode un moment riche, à la décou­verte d’un méti­er. Les sou­tiens nom­breux des ami·es de tou­jours, les vis­ites des copains d’en­fance (les potes du théâtre ama­teur de Brain), con­soli­dent son choix. Les col­lègues des clubs de foot du pays de Retz où il a été joueur, entraîneur et dirigeant vien­nent dis­cuter autour d’un verre. Les client·es du Maca­tia sont invité·es à entr­er dans cet abri pour boire en atten­dant leur col­la­tion et manger au sec les jours plu­vieux. L’habi­tude se prend rapi­de­ment, nou­v­el usage et pra­tique assim­ilés par les habitué·es. Le verre d’eau accom­pa­g­nant le sand­wich est offert, l’eau sera tou­jours dis­tribuée à qui a soif (per­son­nes à la rue incluses). 

Un bistrot (presque) tout neuf !

Les travaux indis­pens­ables ont été faits : rafraîchisse­ment des pla­fonds et bois­eries, car­relage au sol, la salle du haut réamé­nagée, éclairage neuf. La devan­ture a été refaite, une porte cen­trale vit­rée encadrée de grandes baies fix­es grand jour, seule la porte bois (entrée de ser­vice) per­siste. Un volet métallique élec­trique sécurise le lieu la nuit. Le bar en U (zinc et bois) avec son meu­ble fri­go à l’ar­rière trône au cen­tre, lais­sant la place pour quelques tables fournies par le brasseur, ain­si que les pom­pes à bière louées et entretenues par lui. La machine à café a été acquise pour com­pléter le matériel néces­saire à l’ex­ploita­tion. Petit plus, deux postes de radio, dont un mis à dis­po­si­tion dans la salle du haut. C’est la salle des jeunes. Elle est acces­si­ble par l’escalier prin­ci­pal au fond à droite (l’ac­cès aux étages supérieurs est clos par une porte fer­mée à clé). L’am­biance bar est don­née par l’autre poste de radio. On ne sort le petit téléviseur que les soirs de match de foot­ball retrans­mis. L’e­space est plus lumineux qu’a­vant et s’ap­pelle tou­jours La Per­le au grand dam de Jean-Michel qui voulait « l’exo­tis­er » (La Per­le de l’Océan Indi­en) pour le mar­quer de son empreinte réu­nion­naise. Un change­ment de nom est coû­teux et requiert un dossier admin­is­tratif. Devant ces exi­gences, Jean-Michel renonce. On gardera le nom de La Perle.

Loto-foot en bas, bandes de jeunes à l’étage

La clien­tèle s’étoffe, l’é­cole privée de for­ma­tion, au-dessus de la librairie Coif­fard, four­nit son lot de jeunes pour les cafés du matin. Au bout de six mois d’ac­tiv­ité, Lau­rent sait que l’am­pli­tude horaire est beau­coup trop grande pour lui. On cal­quera les horaires d’ou­ver­ture sur ceux de la fri­terie : 10h30 à 1h. La tenue stricte de Lau­rent dis­paraît peu à peu (usure des cos­tumes de l’an­cien représen­tant de com­merce… ou volon­té de méta­mor­phose). Les pre­miers auto­col­lants vien­nent col­or­er le mobili­er, les affich­es d’événements vien­nent orner les murs et le vit­rage de la façade. L’ap­pro­pri­a­tion par Lau­rent de son lieu de tra­vail mon­tre son accep­ta­tion de ce nou­veau méti­er. Quelques anciens clients fréquentent tou­jours l’étab­lisse­ment et con­tin­u­ent pour cer­tains à per­pétuer leurs jeux de groupe (Loto, foot, PMU). Le groupe Loto-Foot devien­dra une véri­ta­ble insti­tu­tion accom­pa­g­née de repas fes­tifs, ripailles au café, pri­vatisé pour la cir­con­stance (les règles du jeu étant mod­elées dans le sens “cagnotte à dépenser en vict­uailles”). Les jeunes investis­sent la salle du haut, havre de tran­quil­lité sans adulte, men­the à l’eau et pre­mières cig­a­rettes, flirts et tubes à la radio. Les foo­teux restent plutôt au comp­toir, sauf lors de réu­nions des Yel­low Pow­er (groupe de sup­port­ers du FC Nantes) ou la salle est réqui­si­tion­née. Jean-Michel a eu du mal à les accepter par peur du hooli­gan­isme. Mais les foo­teux respectent ce lieu rare dont on leur donne la pos­si­bil­ité de faire leur siège social. 

La journée est pas­sante, des coins con­signes se créent, tas de sacs d’achats lais­sés là le temps d’une autre course. Les soirées s’ani­ment par le pas­sage avant ou après cinoche ou resto. Par le bouche-à-oreille, on ose entr­er dans ce « nou­veau bistrot » au gré des sor­ties nocturnes.

Des militants

Le bras­sage de pop­u­la­tion s’ef­fectue naturelle­ment, les échanges sont con­vivi­aux et sou­vent pas­sion­nés, sans tabou ni inter­dit, l’in­tel­li­gence des rap­ports crée un lieu très ouvert et facile à vivre. Lau­rent y prend ses mar­ques et y joue son rôle de médi­a­teur, d’an­i­ma­teur et de respon­s­able. En 1995 les militant·es lycéen·nes tien­nent des réu­nions dans la salle du haut, pour certain·es déjà habitué·es, elles et ils s’approprient naturelle­ment cet espace pratique. 

Vu sa sit­u­a­tion cen­trale dans la ville, le bistrot a tou­jours été lieu de ren­dez-vous d’avant et après manif (la place du Com­merce et la place Royale sont sou­vent lieu de départ ou d’ar­rivée des défilés et rassem­ble­ments poli­tiques). Les syn­di­cal­istes et autres militant·es sont mon­naie courante à la Per­le. Un dock­er, arrivé parce qu’il con­nais­sait Lau­rent via des orig­ines géo­graphiques com­munes, y a entraîné ses cama­rades et col­lègues. Les Pre­miers Mai sont sacrés, La Per­le est bondée, ban­deroles et dra­peaux s’y entassent et s’y mélan­gent sans souci par­ti­san. Les militant·es y parta­gent la même col­la­tion, dans la salle et au comp­toir, en bonne intelligence.

Des écrivains

La déco­ra­tion du bar vire au rouge, les auto­col­lants syn­di­caux envahissent miroirs et bois­eries. Par­mi les bouteilles et ver­res posés sur les étagères, com­men­cent à s’exposer des livres – autre pas­sion de Lau­rent. En 1998, c’est un jour­nal­iste écrivain qui a amené sa prose et mon­té un pro­jet d’édition à compte d’auteur, le bar devenant vit­rine et lieu de dédi­cace : après les his­toires rocam­bo­lesques locales de James For­tune, il sign­era bien­tôt ses ouvrages d’histoire de Nantes de son vrai nom, Stéphane Pajot. D’autres écrivains suiv­ront et ven­dront leurs essais, romans et bouquins sans pour autant con­cur­rencer la librairie Coif­fard, en bon voisi­nage. Les nou­velles sor­ties vien­nent créer des évène­ments fes­tifs et ani­més, ouvrant le café à de nou­veaux visages. 

Des journalistes et des artistes

Le monde des jour­nal­istes a trou­vé ici un petit coin à dis­tance des rédac­tions de Presse Océan ou d’Ouest France. Rédac­teurs et pho­tographes peu­vent s’y ren­con­tr­er, tra­vailler, y don­ner des ren­dez-vous autour d’un verre et échang­er naturelle­ment avec la clien­tèle hétéro­clite et diver­si­fiée du bar. Dans cette même péri­ode, un groupe de trente­naires venus de la région parisi­enne com­mence à fréquenter La Per­le. Musicien·nes et plasticien·nes, venu·es vivre à Nantes avec leurs rêves et leur dynamisme, entraî­nent Lau­rent dans des mon­des incon­nus de lui : con­certs, expo­si­tions artis­tiques. C’est le sec­ond souf­fle de l’ex­plo­sion cul­turelle nan­taise, de la scène rock et musique actuelle de l’Olympic. Jer­ry Chaval apporte dans ses bagages une expo­si­tion qu’il accroche dans le bistrot, et s’in­vestit dans une pro­gram­ma­tion d’ex­po­si­tions en posant des cimais­es et en invi­tant des artistes.

Lolo devient gérant

Durant cette péri­ode, la réal­ité compt­able rem­place les sim­u­la­tions, les charges finan­cières sont lour­des et le résul­tat compt­able est loin de l’ob­jec­tif de départ : zéro déficit. Mais le tal­ent de ges­tion­naire de Jean-Michel entre en jeu. Cette même année 1998, la société du Maca­tia redresse la tré­sorerie de l’établissement La Per­le, grâce à la vente de sa sec­onde fri­terie, Le Mia­mi, que Jean-Michel avait créée avec son frère Jean-Gabriel au 1 de la rue du Port-au-Vin, côté place. Ils y avaient ouvert une sand­wicherie spé­cial­ité réu­nion­naise sur le même mod­èle que le Maca­tia, avec une salle de restau­rant à l’étage. Les travaux réal­isés avec son réseau don­nent en quelques années de la valeur et de la réal­ité com­mer­ciale à ce lieu délais­sé. À la vente, Jean-Gabriel pour­ra repar­tir au pays avec un pactole et la société du Maca­tia assainir sa compt­abil­ité. Lau­rent trou­ve qu’il est bien payé (15 000 F / mois pour six journées de 12 heures par semaine), il est heureux de ce travail/passion qui lui a sauvé la vie, mais l’usure physique se fait sen­tir (le ser­vice en salle du haut use), il va fal­loir faire un choix. Le bistrot marche bien, Jean-Michel veut don­ner de l’indépen­dance à Lau­rent, il pense à un statut de gérance. Le statut de “gérance libre”, accom­pa­g­né par la cham­bre de com­merce, ne pour­ra s’ef­fectuer qu’après six ans de déten­tion du fonds de com­merce, donc au 1er Jan­vi­er 2000.

Anecdotes sur cette période (1994 – 2000)

Un pre­mier con­cert a lieu fin 94 : Fabi­en Richard (Richard Cara) habi­tant de la rue, donc voisin, est invité par Jean-Michel à venir jouer à La Per­le en pub­lic. Sa musique est audi­ble dans la rue, il répète chez lui. Alors on impro­vise une soirée pour son groupe « In the Air », un suc­cès qui déplac­era 150 per­son­nes dans un joyeux chaos (organ­is­er des con­certs, c’est un vrai métier).

« Pépé » le locataire dis­cret. Le grand cœur de Jean-Michel a recueil­li dans une des cham­bres vides de l’im­meu­ble Mar­cel, dit « Pépé », vieil homme en dif­fi­culté qui logera gra­tu­ite­ment à par­tir de 1996, unique habi­tant, tra­ver­sant le bar en toute dis­cré­tion. Il décède dans son lit en 2002. Marc, médecin et client de La Per­le, règlera la sit­u­a­tion déli­cate avec la police munic­i­pale, pour les obsèques. Dans les affaires per­son­nelles de « Pépé » Jean-Michel se ver­ra grat­i­fié d’une liasse de bons au por­teur d’une valeur appréciable.

Dock­ers VS CRS. En fin de man­i­fes­ta­tion lors du mou­ve­ment de grève de 1995, des CRS pénètrent dans La Per­le, blo­quant la rue, et se font huer par un groupe de dock­ers instal­lés au comp­toir. Insultes entre les deux camps, la ten­sion monte, « On règle ça dehors », lance un CRS, « on arrive ! » répon­dent les dock­ers. Ils ne bougeront pas du bar et les CRS con­tin­ueront leur route sans heurt.

Lire la suite : Deuxième période : Laurent gérant (2000–2009)

One thought on “Première période, Laurent salarié (1994–2000)

  1. Super Lolo !!! …bien con­tent d’avoir fait ta con­nais­sance par le biais des jumeaux…et d’avoir pass­er un moment à la Perle…un vrais bistrot
    …lieux de rencontre…lieux des Copains Copines…où les anciens et les jeunes se côtoient et où l’in­jus­tice et le fas­cisme n’a pas sa place. love it!!

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